Par YOHAN BONIFACE Responsable de l’informatique éditoriale de Libération 21 juin 2012
Si Internet était à vendre, y aurait-il un prince du Qatar ou une multinationale pour en faire l’acquisition ? Cette question incongrue est-elle déjà obsolète ? L’Internet qu’on croit connaître, neutre et ouvert, ne nous appartient peut-être plus. Devenu le nerf de nos sociétés modernes, Internet est né sur un principe génial : le réseau décentralisé. C’est-à-dire un réseau constitué de mille chemins, impossibles à bloquer ou à contrôler. Cette structure anticensure a révolutionné la liberté de publication. Or, l’emprise de multinationales impérialistes telles Google, Apple ou Facebook est en train de mettre à mal cette structure, et de sévèrement faire reculer la liberté de publication.
Prenons l’exemple de Facebook. On se souvient tous de la phrase de l’ancien PDG de TF1 expliquant que la mission de la chaîne était de «vendre du temps de cerveau disponible» à une marque de boisson gazeuse. Facebook, le TF1 d’Internet, est construit sur ce même principe. Il crée des services prétextes pour collecter les informations les plus précises possible sur vous, qu’il utilise pour cibler les messages des annonceurs.
Né comme réseau social, Facebook a d’abord créé votre profil de consommateur en utilisant vos données personnelles (âge, sexe, contenu des messages, amis…). L’étape suivante fut d’inciter les créateurs de contenus (journaux, marques, artistes, partis…) à construire des «espaces» à l’intérieur même de son réseau. Ce faisant, récoltant toujours plus de données, Facebook progresse dans sa stratégie de recréer sur sa propre plateforme une copie d’Internet, sous contrôle et monétisable. L’évolution suivante est bien plus pernicieuse : faire d’Internet un sous-réseau de Facebook, un réseau au service de Facebook. Le bouton «J’aime» symbolise cette stratégie. Le «J’aime» est apparu sur tous les sites grand public il y a quelques années. On pourrait croire que tout ce qu’il fait est d’indiquer à vos «amis» que vous «aimez» la page en question si, et seulement si, vous cliquez dessus. En réalité, ce «bouton», c’est un petit bout de Facebook qui enregistre votre visite lorsque vous chargez la page, que vous cliquiez dessus ou non, et que vous ayez un compte Facebook ou non ! Les créateurs de sites ayant massivement installé ce bouton, on est désormais pisté par Facebook partout où l’on navigue. De sous-réseau d’Internet, Facebook est en train de faire d’Internet son sous-réseau : si jusqu’ici il essayait de recréer les usages d’Internet sur ses pages, il institue désormais les règles que le reste d’Internet s’emploie à suivre.
Peu à peu, une entreprise comme Facebook détricote l’architecture d’un Internet libre : par son marketing et ses innovations technologiques, il crée un point de passage géant, sur lequel beaucoup d’individus et de sociétés construisent leur rapport à Internet. Dès lors qu’on visualise ce glissement d’un Internet constitué de milliards de points de passage, mis en place par des millions d’individus et de sociétés aux intérêts divers, vers un Internet constitué d’un très petit nombre de points de passage, contrôlés par des entreprises dont l’intérêt est strictement financier, on pressent les dangers qu’encourt le réseau : il est plus facile de contrôler, voire couper, une autoroute que mille chemins de traverse.
Cette menace qui pèse sur les fondements technologiques d’Internet est particulièrement sensible pour les créateurs de contenus. Le modèle que pousse Facebook (et d’autres mastodontes tels Apple ou Google), c’est l’installation d’intermédiaires intéressés et non neutres entre les créateurs de contenus et les internautes, compromettant leur autonomie aussi bien éditoriale que financière. Lesquels se transforment en simples fournisseurs de «contenus», perdant au passage le lien direct à leur propre audience. Seuls alors les contenus capables de franchir les «filtres» des géants du Net (règles d’usages, algorithmes, politique «éditoriale» et commerciale) seront vus. Le risque de censure est grand, celui d’autocensure plus encore.
Pourtant, en les laissant s’accaparer l’audience, ils abandonnent en même temps la possibilité d’en tirer profit, via la publicité par exemple. Sur ce point, la docilité des créateurs de contenus surprend. On a vu la presse mondiale plonger tête baissée dans le piège Apple qui, via l’iPad, s’est installé confortablement comme intermédiaire insatiable. On voit Google ou Facebook renforcer toujours plus leur position sans qu’aucune voix audible ne se lève contre.
Pour les créateurs de contenus, la question du rapport de force mérite d’être posée. Seuls, ils ne pèsent pas grand-chose. Ensemble, ils sont la poule aux œufs d’or de Facebook ou Google, et il serait temps qu’ils trouvent un moyen de parler d’une voix un peu plus unie pour réclamer leur part de ces énormes gâteaux que se sont constitués ces mastodontes sur leur propre sueur. Ici, la mise en place d’une charte du «fair usage» pourrait aider la communauté à aligner ses limites.
Concrètement, deux lignes directrices peuvent aider en ce sens : ne jamais installer les «boutons mouchards» ; ne jamais se retrouver en situation où son propre contenu est intégralement consulté depuis des espaces contrôlés par ces prédateurs d’Internet.
Pour les individus, il faut prendre conscience que Facebook est bien plus qu’un réseau social. Qu’en y créant un compte, on nourrit un monstre qui n’a d’autre objectif que d’engloutir goulûment Internet. Que ses services séduisants sont un filtre qui va s’épaissir toujours plus. Il existe des alternatives, comme le réseau social ouvert Diaspora.
Pour les médias, les États et les régulateurs d’Internet, il est temps de prendre conscience que l’absence totale de règles éthiques et supranationales sur le réseau Internet profite, une fois de plus, à l’appétit démesuré des multinationales du Net.
Ce qui se passe sous nos yeux, c’est la privatisation du Web : avec la participation passive, si ce n’est la bénédiction, de tous, quelques multinationales sont en train d’acheter Internet pour la somme de… zéro euro.